- NOIRS (États-Unis)
- NOIRS (États-Unis)Longtemps considérés par les Américains de race blanche comme des êtres inférieurs, les Noirs émergent peu à peu hors de la condition qui leur était réservée pour réclamer l’égalité non seulement théorique, mais réelle, dans la démocratie américaine. De là, l’importance de ce qu’on appelle couramment la « question noire » (ou «problème noir») dans la vie quotidienne des États-Unis. Sans doute, les Noirs sont-ils inséparables de toute l’histoire des États-Unis, depuis ses origines, mais des développements nouveaux et imprévus ne cessent de troubler le mécanisme, en apparence parfaitement rodé, des institutions américaines.Toutes les tentatives mises en œuvre mettent en lumière la difficulté de mener à bien la double tâche de la déségrégation et de la protection des droits civiques par des moyens non violents, dans un pays où l’autorité fédérale se heurte à l’autonomie des États. Au mieux, il faudra des décennies pour faire admettre Blancs et Noirs dans les mêmes écoles et faire de ces derniers des électeurs de plein droit. Ainsi s’explique le recours à la violence comme moyen de libération, au cours des années récentes. L’opinion est frappée par les affrontements qui, de Philadelphie à Los Angeles, de Omaha à Detroit, opposent régulièrement les communautés noires et les forces de l’ordre tous les étés. Plus symptomatique encore est la formation de mouvements activistes, ouvertement armés, qui prêchent la croisade raciale. Avant même l’assassinat, demeuré mystérieux, de Martin Luther King, en 1968, la violence raciale avait été érigée en principe par certains leaders comme Malcolm X, dissident du mouvement séparatiste des Black Muslims, Stokeley Carmichael et Rap Brown, qui avaient réussi à entraîner une partie de la jeunesse, et, plus récemment, par les Black Panthers, de Bobby Seale et de Huey P. Newton. Ces mouvements sont en continuelle transformation, et il est significatif que, pour certains, la solution du «problème noir» doive être cherchée dans des affrontements, et non plus dans la concorde.En 1971, le «problème noir» est certainement plus éloigné d’un règlement qu’il ne l’était il y a un siècle, au moment où la fin de la guerre de Sécession laissait espérer une longue période de paix raciale.Instauration de la ségrégationL’esclavageLes Noirs sont intimement liés à tout le développement économique des colonies anglaises, puis des États-Unis, mais n’ont guère posé de problème jusqu’à leur émancipation, en 1863-1865, au moment de la guerre de Sécession.Les premiers Noirs furent débarqués sur le continent nord-américain, en 1619, à Jamestown, en Virginie, en tant que «travailleurs sous contrat». Ils firent immédiatement apprécier leurs services dans ce pays chaud, riche, mais dépourvu de main-d’œuvre, puisque les Blancs supportaient difficilement le climat et que les Indiens se refusaient à travailler pour eux.L’importation des Noirs alla de pair avec le développement des plantations dans les colonies du Sud et du Centre, mais resta très limitée en Nouvelle-Angleterre où, pour des raisons sociales et climatiques, la plantation ne pénétra jamais. Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, les négriers de Bristol ou de Newport (Rhode Island) débarquèrent par milliers des Noirs africains, achetés à vil prix sur les côtes de Guinée et revendus dans les villes du Sud ou les ports des Antilles. Ils étaient principalement employés dans la culture du riz, de l’indigo, de la canne à sucre et surtout du tabac, la principale production des plantations au XVIIIe siècle. Esclaves, ils ne possédaient aucun droit, pouvaient être vendus comme une simple marchandise, avec ou sans famille, suivaient le sort de la plantation à laquelle ils étaient attachés. Leur maître possédait un droit absolu sur eux, puisqu’ils n’avaient aucune capacité juridique.Au moment de l’Indépendance, on estime leur nombre à environ 700 000, dont plus des trois quarts dans le Sud. À titre d’exemple, le Massachusetts en comptait alors 5 000, et l’État de New York, 20 000. Aucune mention n’est faite des Noirs dans la Constitution de 1787, si ce n’est qu’ils étaient pris en compte pour les trois cinquièmes de leur nombre pour la délimitation des circonscriptions électorales et la répartition des impôts entre les États.Dès ce moment, apparaissent, de-ci de-là, des tendances favorables à leur émancipation, trop limitées pourtant pour aboutir à une action quelconque. La Constitution se bornait à interdire la traite dans un délai de vingt ans, c’est-à-dire à partir du 1er janvier 1808. En fait, elle continua, de façon illégale, à un rythme inférieur toutefois à celui de la période précédente. D’autre part, la «grande ordonnance» de 1787, qui préludait à l’organisation des territoires du Nord-Ouest, interdisait l’importation d’esclaves dans les nouveaux territoires. En fait, l’esclavage disparut, entre 1787 et 1810, dans les États situés au nord de la ligne Mason-Dixon, c’est-à-dire pratiquement au nord du Maryland, à la fois parce qu’il n’y avait pas de plantations et que les législations locales l’interdisaient. En droit, les Noirs qui y vivaient étaient des hommes libres; dans la réalité, ils n’avaient pas la possibilité d’exercer ces droits et vivaient, méprisés, en marge de la société.Si l’esclavage survécut dans les États du Sud après l’Indépendance, la raison doit en être cherchée dans la situation économique. Les besoins en coton de l’Europe industrielle, associés à la découverte du coton à courte fibre et à la machine à égrener le coton (1793), stimulèrent les plantations qui gagnèrent peu à peu vers l’Ouest, jusqu’en Alabama, Arkansas, Texas. Du même coup, la demande d’esclaves augmenta, et le régime servile manifesta, dans la première moitié du XIXe siècle, une vigueur inconnue précédemment. À défaut d’importations de Noirs d’Afrique, les vieux États du Sud (Virginie, Carolines) se spécialisèrent dans l’élevage d’esclaves, revendus ensuite aux nouveaux États cotonniers. Le nombre d’esclaves noirs atteignit quatre millions en 1860, en même temps que leur valeur augmentait, passant de quelques centaines de dollars à la fin du XVIIIe siècle à environ deux mille dollars, cinquante ans plus tard. Pour leurs propriétaires, les esclaves représentaient alors une valeur au moins égale (et, en général, supérieure) à la terre qu’ils cultivaient.De nombreux Américains reconnaissaient l’anomalie de l’existence de la Peculiar Institution (ou «institution particulière») dans une société qui se prétendait démocratique, et dénonçaient le mal. Ainsi, en 1831, William L. Garrison publiait, à Boston, le premier numéro du Liberator , qui réclamait l’abolition immédiate et sans compensation de l’esclavage aux États-Unis. La renaissance religieuse favorisa la propagande en faveur de la libération des Noirs, par le moyen de sermons, de brochures, de journaux, mais celle-ci se heurtait aux réalités économiques et à la puissance des planteurs du Sud, pratiquement maîtres du Congrès pendant cette période.Sans dout y eut-il des révoltes d’esclaves, comme celles de Denmark Vesey en 1822 et de Nat Turner en 1831, mais elles furent sévèrement réprimées. Sans doute aussi le Congrès limita-t-il l’extension de l’esclavage par le «Compromis du Missouri», en 1820, en prolongeant vers l’ouest la ligne MasonDixon: l’esclavage n’en était que mieux enraciné au sud de la limite représentée par le parallèle de 360 40 de latitude nord. Sans doute, enfin, plusieurs milliers d’esclaves réussirent-ils à fuir le Sud grâce à l’Underground Railroad , ligne de caches qui accueillaient les Noirs et leur facilitaient le passage dans les États du Nord. En dépit de certains historiens affirmant que l’esclavage devait disparaître de sa belle mort, il était plus solidement établi que jamais au milieu du XIXe siècle.De plus en plus pourtant, les États du Nord considéraient comme anachronique l’existence de l’esclavage et supportaient difficilement la tutelle d’un Sud dépassé par l’évolution économique qui faisait désormais pencher la balance en faveur des zones industrielles de la Pennsylvanie, de l’Ohio, de New York et des États récents du Middle West. La fondation du Parti républicain, en 1854, traduisit cette évolution sur le plan politique et social, et l’élection à la Présidence de son candidat Abraham Lincoln, en 1860, fut la cause officielle de la guerre de Sécession.L’émancipationL’émancipation fut le résultat de la victoire du Nord sur le Sud, après une lutte féroce. En vertu du 13e amendement à la Constitution, entré en vigueur le 18 décembre 1865, toute forme de servitude était abolie sur le territoire américain. La loi sur les Civil Rights («Droits civiques») de 1866 donna aux Noirs le statut de citoyens, avec tous les droits qui y étaient attachés. Cependant comme, dès ce moment, les États sudistes cherchèrent à tourner la loi en établissant des «codes noirs», le Congrès élabora les 14e et 15e amendements (adoptés respectivement en 1868 et 1870), en vertu desquels aucune pratique discriminatoire ne pouvait être adoptée à l’égard de citoyens américains. Enfin, la loi sur les Civil Rights de 1875 interdit toute discrimination dans les transports et lieux publics.Tout cet arsenal législatif n’empêcha pas les Noirs d’être frustrés des droits qui venaient de leur être attribués. Citoyens à part entière en théorie, ils demeuraient en fait au ban de la société, les Blancs refusant de les considérer comme des égaux. Ainsi que l’a montré l’historien C. Vann Woodward, cette ségrégation s’imposa peu à peu, à travers un tissu d’interdictions de plus en plus subtiles, qui allaient de la séparation à l’intérieur des voitures de chemins de fer à la fréquentation d’églises différentes, de l’exclusion des salles de spectacles à l’établissement de cimetières distincts. Dans la vie comme dans la mort, Noirs et Blancs ne devaient rien avoir en commun, sinon, peut-être, le même Dieu.Cette évolution vers une ségrégation complète a été rendue possible par le régime fédéral que connaissent les États-Unis depuis leur origine. Les États conservent une liberté à peu près totale de régler le statut de leurs citoyens, et la chose était d’autant plus facile qu’en 1876 les «Bourbons», c’est-à-dire l’ancienne aristocratie des planteurs, avaient réussi à reprendre le pouvoir dans les onze États ex-sécessionnistes, en éliminant les gouvernements de la «Reconstruction». Les Noirs furent, bien entendu, exclus des législatures et, de plus, privés de tous droits civiques en vertu de clauses comme celle du «grand-père» (ne pouvait être électeur que celui dont le grand-père avait déjà été électeur) ou celle de l’interprétation de la Constitution (l’inscription sur les listes électorales était réservée à ceux qui pouvaient expliquer tel article de la Constitution, et, pour les Noirs, le hasard tombait toujours sur le plus compliqué).La Cour suprême, gardienne de la constitutionnalité des lois, aurait pu et aurait dû intervenir pour faire respecter les 14e et 15e amendements. Dans tous les arrêts rendus à la fin du XIXe siècle, elle préféra les ignorer, à la fois parce que les Blancs se désintéressaient complètement de la condition des Noirs et parce qu’elle ne tenait pas à entrer en conflit avec les gouvernements du Sud. Elle finit même par légaliser cette ségrégation dans l’arrêt «Plessy contre Ferguson» (1896) qui établissait le principe de «facilités séparées, mais égales». Les États du Sud profitèrent de ces dispositions pour pousser la ségrégation à ses limites extrêmes, certains allant jusqu’à interdire le stockage des livres scolaires pour les enfants noirs et les enfants blancs dans un même local. C’est entre 1900 et 1910 que se situe le nadir, autrement dit le fond de l’abîme pour les Noirs aux États-Unis. Dans le Nord, il en allait autrement, mais seule une minorité de gens de couleur y était établie. L’émancipation se soldait donc par un désastre, qui explique l’acuité de la question noire au XXe siècle.La «grande migration »D’un point de vue purement légal, la condition des Noirs changea fort peu pendant la première moitié du XXe siècle, aucun effort n’ayant été tenté pour briser le carcan de la ségrégation inscrite dans les textes. Dans les faits, les changements sont cependant considérables.L’intérêt envers les Noirs et leurs problèmes devint plus manifeste. À la fin du XIXe siècle, l’un d’entre eux, Booker T. Washington, avait pensé que le seul moyen d’améliorer la condition de ses frères de race était de leur donner un métier qui les mettrait à égalité avec les Blancs dans la vie sociale et leur permettrait, à moyen terme, de reconquérir des droits politiques. Il œuvra en ce sens dans son Institut de Tuskegee (Alabama), de 1881 à 1915. En 1909, pour commémorer le centenaire de la naissance de Lincoln, une conférence sur les Noirs se tint à New York et les participants décidèrent de fonder une association, la N.A.A.C.P. (National Association for the Advancement of Colored People), dont l’objet était de mettre fin à la ségrégation et de garantir les droits civiques des minorités de couleur. Un mensuel fut publié, The Crisis , dont la rédaction fut assurée, de 1910 à 1932, par William Burghard Du Bois, déjà connu pour ses travaux historiques et littéraires, et l’un des leaders du mouvement dit mouvement de Niagara qui fut à l’origine de la N.A.A.C.P.Surtout, un vaste brassage social et géographique déplaça la question noire du Sud vers le Nord, à la suite de ce qu’on a appelé la «grande migration». Jusqu’au début du XXe siècle, le gros de la population noire était concentré dans les États agricoles et ruraux du Sud. Les Noirs y étaient employés comme métayers ou fermiers, surtout pour la culture du coton. Mais la dépression de la fin du XIXe siècle, la concurrence de nouveaux producteurs, les ravages du charançon restreignaient les possibilités d’emploi, alors que l’industrialisation progressait trop lentement pour créer un véritable appel de main-d’œuvre. Le Nord, au contraire, souffrait d’une pénurie constante de travailleurs non qualifiés, aggravée encore par la Première Guerre mondiale.À partir de 1910-1915, les Noirs quittèrent en masse le Sud pour les centres industriels de la Pennsylvanie, de l’Ohio, du Michigan, de l’Illinois. Avec une intensité variable selon la conjoncture, cette migration s’est poursuivie jusqu’à nos jours et continue encore, portant sur plusieurs millions d’individus. D’abord limitée au Nord-Est et à la région des Grands Lacs, elle gagna l’Ouest au cours de la Seconde Guerre mondiale, avec l’expansion des industries en Californie et dans l’État de Washington.La question noire se pose désormais sur un plan national. En dehors du Sud, la ségrégation n’existe pas légalement, mais les Noirs ont tendance à se regrouper dans les mêmes quartiers, pour constituer des îlots homogènes au sein de la population blanche: ainsi pour New York, à Harlem et Peter Stuyvesant; pour Chicago, à South Side; pour Los Angeles, à Watts. Sans doute ces Noirs subissent-ils aussitôt les aléas de la civilisation industrielle, avec ses difficultés de logement, ses bas salaires pour tous ceux qui n’ont pas de qualification, son chômage chronique qui affecte les «gens de couleur» avant les autres. Sur le plan psychologique et sur le plan social, ils se sont cependant évadés du ghetto sudiste. Dans le Sud, le départ des Noirs s’accompagne d’une diminution du nombre des lynchages, d’un ralentissement des activités du Ku Klux Klan, sans pourtant incliner les Blancs vers une politique de compromis. Les émeutes raciales, longtemps limitées au Sud, deviennent le fait de toute l’Union, comme à East Saint Louis en 1917, à Detroit en 1943, touchant, en particulier, les grandes villes industrielles où les Noirs travaillent et vivent dans des conditions très pénibles.Une des raisons du mépris qui pesait sur les Noirs a longtemps été l’accusation de manquer de «culture». Au XXe siècle, ils révèlent et font admettre des formes d’art originales. En musique, c’est la révélation du blues , du gospel song , chants sacrés ou profanes, qui forment le fond du jazz, révélé par Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie... Ce folklore donne lieu, pour les Blancs, à une exploitation dans des pièces comme The Emperor Jones , et surtout dans l’opéra Porgy and Bess . Des acteurs acquièrent une renommée internationale, tels Paul Robeson, Richard B. Harrison, Sidney Poitier, en même temps que des actrices de grande classe, comme Leontyne Price, des chanteuses comme Marian Anderson, des danseuses comme Katherine Dunham. Enfin, apparaît une littérature «noire», avec Arna Bontemps, Richard Wright, James Baldwin, Langston Hughes. Les Noirs ont ainsi révélé les nombreux aspects d’un génie original et d’une extraordinaire fécondité créatrice.Nécessité d’une déségrégationLa lutte pour la déségrégationCes données nouvelles ont cependant peu modifié les données du «problème noir» jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sans doute peut-on noter quelques progrès dans leur situation juridique, en liaison avec une attitude moins passive de la Cour suprême, mais il faut se garder d’exagérer les progrès, car ils demeurent très minces, dans le Sud, qui continue à refuser d’accorder les droits civiques et, dans le Nord, où la pression croissante des Noirs ne cesse d’augmenter les tensions. La Seconde Guerre mondiale servit de catalyseur à la politique de déségrégation. Les Noirs américains, engagés sur les fronts extérieurs, eurent la révélation de l’absence de toute exclusive dans les pays où ils combattaient. En même temps, cette guerre entraîna l’affranchissement progressif des anciennes colonies européennes, en particulier en Asie et en Afrique, avec les espérances que contenait la libération des peuples noirs jadis sous tutelle.Il est significatif que la première mesure de déségrégation ait concerné l’armée, sous la présidence de Harry Truman, en dépit de l’opposition des cadres supérieurs. La lutte pour la déségrégation commença sous la présidence de Dwight D. Eisenhower, sur deux fronts différents. Sur celui des droits civiques, la Cour suprême et le Congrès adoptèrent une attitude, plus militante, désormais favorable aux droits des Noirs. Ainsi, la première, dans un arrêt de 1954, «Brown contre Bureau d’éducation de Topeka», renversait la décision de cette même Cour en 1896, en statuant que la ségrégation raciale dans le domaine de l’éducation élémentaire et secondaire était anticonstitutionnelle. En 1957, le Congrès, pour la première fois depuis quatre-vingt-deux ans, vota une loi pour la protection des droits civiques des Noirs, afin de leur permettre de voter. Aucune de ces deux mesures ne fut vraiment appliquée, mais elles marquaient un changement dans l’attitude du législateur, qui, depuis cette date, n’a cessé d’intervenir pour faire des Noirs des citoyens.Plus décisive fut l’action directe entreprise par les Noirs eux-mêmes à partir de 1955, ce qu’on appelle parfois la «révolution noire». Devant les lenteurs de la déségrégation dans le Sud, ils décidèrent de prendre eux-mêmes en main leur destin. En 1955, à la suite d’un incident mineur survenu à Montgomery, au cœur du Deep South , un jeune pasteur, Martin Luther King, décida d’organiser le boycott des autobus dans cette ville, pour obtenir la fin des pratiques ségrégationnistes dans les transports urbains. Après neuf mois de lutte, la compagnie céda. Le succès de Luther King fut à l’origine d’un mouvement non violent, qui prit des formes diverses: tantôt il s’agissait de sit-in , d’occupation de restaurants, de cafés, de salles de spectacles qui continuaient à pratiquer la ségrégation; tantôt des Freedom Riders , ou «compagnons de la liberté», défiaient les lois locales dans des autobus ou des trains, au risque de se faire arrêter par les autorités sudistes, comme cela se produisit dans l’Alabama et le Mississippi. Le mouvement de protestation toucha surtout les milieux d’étudiants, qui, toujours sous l’impulsion de Martin Luther King, créèrent le S.N.C.C. (Student Non-Violent Coordinating Committee).La non-violence fut souvent payante, mais les États du Sud opposèrent une résistance acharnée à toutes les mesures fédérales, comme aux initiatives des organisations raciales ou inter-raciales. En 1957, il fallut l’intervention des autorités fédérales pour protéger l’entrée d’enfants noirs dans une école de Little Rock (Arkansas). En 1962, le gouverneur du Mississippi défia un ordre du pouvoir fédéral enjoignant d’inscrire dans l’université de cet État le premier Noir, James Meredith. L’influence de Martin Luther King atteignit son point culminant en 1963, avec la gigantesque manifestation non violente qui eut pour théâtre Washington en août: plus de deux cent mille Noirs et Blancs convergèrent sur la capitale fédérale pour entendre leurs leaders réclamer, au pied du mémorial de Lincoln, l’application des droits civiques.Ces formes d’action directe et non violente ont beaucoup contribué à faire avancer la cause des Noirs. Mais, d’une part, la déségrégation se heurte dans le Sud aux prétendus tabous des Blancs, et, de l’autre, les États sudistes luttent opiniâtrement pour empêcher l’inscription des Noirs sur les listes électorales, ce qui met en échec toutes les tentatives fédérales pour l’application de leurs droits civiques. On le vit bien, à partir de 1964, lorsque les compagnons de la liberté cherchèrent à faire inscrire les Noirs sur les listes électorales dans le Mississippi et dans l’Alabama. Une démonstration pacifique de Selma à Montgomery, en mars 1965, se termina par des violences, au point que le président Lyndon B. Johnson fut obligé de «fédéraliser» la garde nationale de l’Alabama, c’est-à-dire de la transférer sous le commandement fédéral, ce qui n’empêcha pas, d’ailleurs, les violences de se poursuivre.Le «problème noir» aujourd’huiUn peu plus de la moitié (52 p. 100) de la population des États-Unis vit encore dans les États du Sud, souvent dans des zones rurales. Mais, au Nord comme au Sud, les Noirs constituent une fraction importante de la population des villes. Dans les années 1980, ils étaient 1 500 000 à New York (19 p. 100), 1 150 000 à Chicago (32 p. 100), 800 000 à Detroit (47 p. 100), 700 000 à Philadelphie (32 p. 100) et à Los Angeles (23 p. 100), 574 000 à Washington (68 p. 100), 432 000 à Baltimore (47 p. 100). D’aussi grandes masses pèsent évidemment d’un grand poids dans la vie de ces villes. Mais, dans des agglomérations plus petites, où les Noirs sont numériquement moins forts, ils doivent leur influence au fait qu’ils constituent un pourcentage important de la population: les 185 000 Noirs de Newark représentent 46 p. 100 de la population de cette ville. On peut aussi citer, par exemple, Cleveland (38 p. 100), Saint Louis (46 p. 100), La Nouvelle-Orléans (45 p. 100), Colombus (32 p. 100), Cincinnati (31 p. 100), Oakland (39 p. 100), Birmingham (40 p. 100).Urbains ou ruraux, les Noirs ont en commun le désir de conquérir une pleine égalité de droits, mais leur psychologie et les moyens d’action dont ils disposent dépendent, par la force des choses, de leur condition socio-économique.Le thème du Black Power n’a trouvé d’audience que dans les zones où leur situation démographique (en chiffres absolus, ou en pourcentage de la population) offre un espoir d’accéder à un véritable «pouvoir noir». C’est ainsi qu’en 1971 plusieurs villes possédaient un maire noir: Cleveland, Newark, Gary, Wichita, East Saint Louis, Berkeley (maires élus) et Washington (maire désigné par le gouvernement fédéral).De même, le thème du «capitalisme noir» ne trouve aucun écho dans les zones pauvres du Sud, et il est accueilli ailleurs avec un certain scepticisme par ceux qui savent que la fortune d’un Noir «riche» reste modeste par rapport à celle des Blancs vraiment riches: les Noirs ont pu, en de nombreuses occasions, démontrer leur pouvoir économique en boycottant des entreprises blanches, mais ils n’ont pas la possibilité pratique de constituer un «capitalisme noir» dont la puissance pèserait sur l’économie nationale.Leur pouvoir politique possède aussi des limites très strictes: bien que la population noire, entre 1970 et 1980, se soit accrue plus vite que celle des Blancs, ils ne constituent que 11,8 p. 100 de la population totale en 1990. Leur éparpillement géographique, en outre, ne leur permet pas d’avoir une représentation parlementaire proportionnelle à leur importance numérique: sur 435 membres, la Chambre des représentants comptait en 1971 douze Noirs, soit 2,5 p. 100 du total, et le Sénat (100 membres) comptait un seul Noir. Le déséquilibre est aggravé par le fait que, dans les onze États du Sud par exemple, sur 5 016 100 Noirs en âge de voter, 3 248 000 seulement étaient inscrits sur les listes électorales en 1980 contre 1 000 000 en 1952: bien que toutes les entraves imposées par les États aient été déclarées anticonstitutionnelles, beaucoup de Noirs ne se font pas enregistrer, soit par défaut d’éducation, soit par crainte de représailles.Pour cet ensemble de raisons, la notion de pouvoir noir (économique et politique) est restée assez floue bien qu’elle ait séduit beaucoup d’esprits. Ainsi est née la tentation de recourir à la violence, encouragée par le désir de riposter à la brutalité et à l’arbitraire de la police. Mais la violence organisée trouve à présent moins d’adeptes parce que, d’une part, l’appareil du maintien de l’ordre a été renforcé dans toutes les villes, que, d’autre part, la police a pris les devants soit pour tuer les principaux dirigeants, soit pour infiltrer des agents dans leurs organisations, et qu’enfin des dissensions graves ont affaibli des mouvements comme celui du Black Panther Party.Le «pouvoir noir» et le «capitalisme noir» apparaissant comme des objectifs utopiques, et la violence elle-même comme un moyen d’action tout aussi utopique, la classe moyenne noire se retourne vers une politique d’« intégration ». Elle y est incitée par les résultats obtenus dans le Sud: ferme adversaire du décret d’intégration scolaire de 1954 et des civil rights bills votés par le Congrès depuis 1957, le Sud a cependant dû céder sous la double pression des autorités fédérales et des militants intégrationnistes. À cet égard, l’entrée de Noirs dans des établissements scolaires blancs a sans doute eu moins d’effet que l’entrée de Blancs dans des institutions noires; pour ces Blancs, les crédits furent augmentés, les installations agrandies et modernisées. Les Noirs, bien entendu, en ont aussi bénéficié. En outre, les relations humaines se présentent sous un jour plus favorable dans les petites agglomérations du Sud que dans les vastes zones urbaines de l’Est, du Nord et de l’Ouest.Mais une politique d’intégration, sensiblement freinée sous la présidence de Richard Nixon, se heurte à plusieurs obstacles: elle a perdu en Martin Luther King son plus prestigieux leader, et ses successeurs sont loin d’avoir la même audience; elle est dénoncée par les militants noirs les plus avancés qui exaltent les vertus du «particularisme noir»; elle est beaucoup moins bien accueillie par les Blancs du Nord qui la prônaient pourtant tant qu’elle ne les touchait pas directement: plusieurs villes (comme Boston) qui étaient en flèche dans les années soixante, font maintenant marche arrière.D’aussi sombres perspectives débouchent naturellement sur un désespoir qui, malgré tout, ne signifie pas résignation. Les aspirations des Noirs, au contraire, sont de plus en plus vives, surtout dans la jeune génération, même si elles ne trouvent pas un moyen rationnel de se concrétiser.Dans ces conditions, des explosions irraisonnées peuvent toujours conduire à des émeutes qui seront efficacement réprimées. Les tensions sont d’autant plus fortes que 55 p. 100 des Noirs (contre 26 p. 100 des Blancs) vivent dans le centre des zones urbaines les plus défavorisées en ce qui concerne l’hygiène, les services publics, la criminalité, etc. En outre, alors que la famille noire moyenne compte 4,35 personnes (contre 3,59 pour les Blancs), son revenu annuel moyen est de 5 359 dollars (contre 8 936 pour les Blancs). L’écart en chiffres absolus, en dollars, s’accroît, bien que l’augmentation du revenu des familles noires (122,4 p. 100 depuis 1947) soit plus importante que pour les familles blanches (81,8 p. 100). Beaucoup de ces familles sont brisées: 27,3 p. 100 d’entre elles sont dirigées, chez les Noirs, par une femme, contre 8,9 p. 100 chez les Blancs. Malgré les grands efforts déployés et malgré les progrès enregistrés, les perspectives humaines (structure de la famille, éducation, délinquance), économiques (salaires, niveau de vie, taux de chômage) et politiques ne permettent pas d’envisager de solution harmonieuse dans la mesure où les aspirations des Noirs sont, d’année en année, portées à un niveau supérieur tandis que leur sort ne s’améliore que lentement.
Encyclopédie Universelle. 2012.